LE FEMININ A LA FRANçAISE


Chapitre V - La grammaire du genre : une affaire de sentiment.


Extraits p.83-95


 




Le discours grammatical des siècles précédents.


 


Dans l'Antiquité grecque et romaine, la notion de "genre" concernait les verbes comme les noms et adjectifs : les verbes étaient du genre actif ou passif, on a deviné que pour les noms le masculin était le genre actif, le féminin le genre passif, transposition de la "nature" active de l'homme, de la "nature" passive de la femme. Ce classement philosophique étant posé, on ne "formait" cependant pas encore les féminins, on les observait tels qu'ils étaient dans la langue, et l'on remarquera que le classement des déclinaisons se fait en commençant par celle qui est caractéristique du féminin : la déclinaison dite première est celle de rosa-la rose. Certes quelques noms masculins se terminaient également par -a, comme agricola=paysan, mais ils étaient l'exception.


 


Les grammairiens médiévaux, qui s'occupaient du latin et écrivaient leurs grammaires en latin, avec parfois des traductions en français latinisé, étaient préoccupés par les trois genres et les termes qui sont affectés par la flexion selon ces trois genres : le masculin, le féminin et le neutre, flexion triple. […] On ne remarque pas de hiérarchisation si ce n'est par l'ordre dans lequel les genres sont cités, dans les documents que j'ai consultés, comme la traduction de l' "Ars Minor" du grammairien latin Donat à la fin des années 1400. […] Le fonctionnement de la langue latine est observé selon les instruments grammaticaux de l'époque, sans déclaration sur les valeurs supposées d'un genre ou de l'autre.  


 


En français : fin du neutre.


 


A la Renaissance apparaissent les premiers ouvrages en langue nationale, et non plus en latin. Or en français il n'y a pas de neutre, voilà le féminin et le masculin en tête-à-tête : que leur arrive-t-il ? Feuilletons par ordre chronologique d'abord "Lesclarcissement de la langue francoyse" de Jehan Palsgrave, qui, comme son titre ne l'indique pas, est écrit en anglais, anglais de l'époque. Nous lisons page 292 :


"How the adjectyves forme their feminine genders out of their masculyns."


 


Les féminins ? ils sortent "out of" des masculins. La  formule met sans manière en évidence notre masculin accouché. Les grammaires du grec et du latin ne s'inspiraient évidemment pas de la Bible : donc pas de côte, pas d'Adam dans les bases culturelles de l'Antiquité. Les voici dès notre première grammaire du français, et toujours présents aujourd'hui, dans nos traditionnelles "formations" du féminin.


 


Cependant, pour Jehan ou John Palsgrave, "Angloys natif de Londres", il est vraiment difficile de l'accoucher, ce masculin, le bébé est rétif. Il faut certes ajouter un -e, mais parfois un -h aussi : "blanc, blanche", et même connaître le latin pour savoir que le masculin prononcé ront donne ronde. Pourquoi ? parce que rotundus  en latin. […] Mais pourquoi a-t-on froid et froide ? parce qu'au contraire ce n'est pas comme dans l'ancienne langue, où le masculin était froit.


 


Plus grave :


"Tardyf maketh tardyfve ; hastyf maketh hastyfve [...] and so of all such lyke"


et si les féminins de tels adjectifs se rencontrent sans f, c'est à cause de l'ignorance des imprimeurs français, "which knowe not their owne tonge", très simplement. Je vous passe les autres  complications de cette barbare langue française dont seuls les érudits savent former les féminins.


 


En France maintenant, voici "Le tretté de la grammere francoeze" de Louis Meigret, connu pour ses propositions fort intelligentes de réforme de l'orthographe, non retenues – tradition multi-séculaire. Hésitant honnêtement, il dit peu de choses de l'alternance, mais pour lui :


"les animaux font quelquefois leur femenin en e, ajouté à la terminaison : comme luyzart, luyzarde (ja vous ai-je dit que t, se torne en d, au femenin." (p.46)


ce qui nous montre, avec la suite des observations contenues dans l'ouvrage, que le dogme du masculin géniteur de féminin est bien implanté au XVIe siècle.


 


Si nous passons au XVIIe, nous trouvons dans les "Remarques sur la langue francaise utiles à ceux qui veulent bien parler et bien écrire" de Vaugelas, ordonnateur du "bel usage" à la Cour de Louis XIV, non pas des préoccupations sur la forme des mots – les lecteurs de Vaugelas sont censés bien connaître le français et ne se préoccuper que de ses finesses – mais des questions de syntaxe. Et en particulier la question de l'accord de proximité. Lisons :


"Ce peuple a le coeur et la bouche ouverte à vos louanges"[...] Il faudrait dire "ouverts" selon la grammaire latine [...] mais l'oreille a de la peine à s'y accommoder[...] Je voudrais donc dire "ouverte", qui est beaucoup plus doux, tout à cause que cet adjectif se trouve joint au même genre avec le substantif qui le touche, parce qu'ordinairement on parle ainsi, qui est la raison décisive."(p.82, souligné par l'auteur)


 


Et Vaugelas poursuit en rendant compte de la véritable enquête qu'il a réalisée à ce propos. On ne remarque pas que de telles précautions soient prises dans les ouvrages modernes. Il est vrai qu'il ne craint pas de se contredire par la suite : "Parce que le genre masculin est le plus noble, il prévaut tout seul contre deux féminins."(p.381) Masculin géniteur, maintenant masculin "le plus noble". Formulons le non-dit : "féminin le moins noble". Peut-être pas roturier tout de même ?


 


Son contemporain, le père jésuite Dominique Bouhours, paradoxalement prodigue en formules impératives dans ses "Doutes sur la langue francoise", est quant à lui formel, et il décrète sans attendre, car il y a urgence, dès la page 4 :


"Quand les deux genres se rencontrent, il faut que le plus noble l'emporte", le masculin évidemment. Saluons l'avènement du verbe destiné à un si grand avenir : "l'emporte". Combien de fois avons-nous entendu dans notre jeunesse que "le masculin l'emporte" ? Et pas seulement dans notre jeunesse. La fortune du slogan ne s'est pas démentie. Les hommes le formulent l'air modeste mais sans réplique ;  les femmes se le répètent comme une règle intangible. Nous verrons plus loin combien elle est cependant tangible, à supposer qu'il s'agisse vraiment d'une "règle".


 


En fait c'est un principe nouveau qui est ainsi introduit : après le masculin géniteur, le masculin le plus noble, voici explicitement le masculin vainqueur. Il l'emporte : que représente le l' ? la victoire. Sur quel ennemi ? présupposé par la notion de victoire, nous retrouverons le caractère ennemi du féminin dans d'autres expressions du discours lexicographique et grammatical.   


 


Dans le droit fil idéologique affiché, le Père Bouhours légifère plus loin sur les féminins admissibles et ceux qui ne le sont pas :


" Au reste, quand nous dirions "insidiateur", il ne s'ensuivrait pas qu'on pût dire "insidiatrice", non plus qu'"exterminatrice", "tentatrice", "dominatrice", "dispensatrice", dont quelques Ecrivains se servent. On ne fait pas de ces féminins là autant qu'on veut, et il n'est permis d'employer que ceux que l'usage a autorisés." (p.112).


 


Le discours de Bouhours en 1674 préfigure celui de l'Académie française en 1984 : pas question de faire "de ces féminins là", d'en "forger", selon l'Académie. Observons ici que les féminins condamnés par Bouhours n'ont pas attendu la permission d'être "faits", ils se sont faits tous seuls, ou plutôt ils ont existé d'office en raison de l'alternance multiséculaire de -teur/-trice, et figurent dûment enregistrés dans tout dictionnaire d'aujourd'hui, hormis l'insidiatrice qui a disparu avec son insidiateur. Parce qu'en français on ne "fait" pas des féminins, on obéit à une règle générale d'alternance qui produit les formes dédoublées selon la nécessité de la communication.


 


A l'écart semble-t-il de ces idées guerrières, la "Grammaire générale et raisonnée" de Port-Royal, des jansénistes Antoine Arnault et Claude Lancelot, est connue pour la profondeur de ses raisonnements qui ont su inspirer jusqu'à des linguistes contemporains. Le chapitre V "Des genres" (p.54-58) expose une théorie de l'origine des genres et de "la première imposition des noms", présentant "les hommes" dans l'acte originel de dénomination :


"Or les hommes se sont premièrement considérés eux-mêmes ; et ayant remarqué parmi eux une différence extrêmement considérable, qui est celle des deux sexes, ils ont jugé à propos de varier les mêmes noms adjectifs, y donnant diverses terminaisons, lorsqu'ils s'appliquaient aux hommes, ou lorsqu'ils s'appliquaient aux femmes [...]"


On remarque l'ambiguïté de "les hommes" semblant signifier "les humains" d'abord, puis signifiant sûrement "les humains de sexe masculin" plus bas. Cette ambiguïté empêche d'évaluer la signification exacte de l'expression "la première imposition des noms" : cette "première imposition" est-elle celle du nom masculin ou celle du nom dédoublé ? La suite du texte n'éclaire pas la question. Les sages de Port-Royal n'ont pas su à propos du genre lever les équivoques.


 


Un texte fort connu car lu à l'occasion des mariages catholiques, celui qui rapporte la création d'Eve pendant le sommeil d'Adam à partir du corps de celui-ci, qui fait d'elle "la chair de sa chair", et propage ainsi le mythe de la fameuse côte,  montre également juste auparavant Adam nommant les animaux créés pour lui. On voit l'inspiration biblique de la "première imposition" des noms guidant les deux grammairiens jansénistes. Ce que je souhaite rappeler à ce propos, c'est que la représentation de la femme et de l'homme a ses racines dans les plus anciennes mythologies.


 


On peut se demander à cette occasion ce qu'il en est exactement de l'homme dans la Bible. Le "Dictionnaire de la Bible" de l'éditeur belge Brépols autant que la relecture du texte de la Genèse, dans sa traduction en français de l'Ecole Biblique de Jérusalem, nous apprennent que nous vivons un imaginaire qui n'est pas celui du texte, qui dit en particulier :


"Dieu créa l'homme à son image.


A l'image de Dieu il le créa,


homme et femme il les créa."


La créature humaine de Dieu, adam, créée à partir de la glaise, adama,  ne devient complète qu'en se dédoublant : l'être premier, Adam, dont Dieu prend une partie, ne devient qu'à ce moment-là ish en même temps que ishsha, homme en même temps que femme. La sexuation n'apparaît que dans ce deuxième temps. L'être humain dans la Bible, c'est adam, que l'on rencontre parfois s'accordant au pluriel. Je suis adam, nous sommes toutes et tous adam : notre imaginaire est à reconstruire. L'être humain masculin, c'est ish, masculin à partir de l'existence d'ishsha.


Les traductions françaises de la Bible laissent la question dans l'impasse sur ce qu'est l'homme tout comme le fait la Grammaire de Port-Royal.


 


Nous retiendrons de cela que la tradition subordonnante de ce qui est féminin nous environne et imprègne nos mentalités aujourd'hui  comme autrefois, l'ambiguïté française renforçant le phénomène, l'idéologie dominante s'en accommodant parfaitement. Une relecture des textes sacrés analysant les dénominations humaines serait du plus haut intérêt. Mais il faut laisser cela aux spécialistes, et je continue mon histoire abrégée des grammaires. 


 


Voici ce que devient au siècle suivant, dans l'Encyclopédie, la "première imposition".


 


Notre célèbre "Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des Sciences, des Arts et des Métiers" est, nous le savons, la somme remarquable des connaissances scientifiques et techniques du milieu du XVIIIe, rassemblée courageusement par Diderot et d'Alembert malgré la censure royale et les attaques violentes des jésuites. Le grammairien chargé de la rédaction des articles concernant sa partie est un spécialiste dont la compétence, pour son époque, est toujours reconnue aujourd'hui : César Chenau du Marsais. Cela ne l'empêche pas de céder au besoin de la promotion du masculin :


"[le] masculin, [le] plus noble des deux genres compris dans l'espèce"(Tome 7 p.592).


 


Dans cette optique, la logique a peu de place. Sans explication sur les conditions dans lesquelles se seraient succédés les phénomènes, au contraire de la Grammaire de Port-Royal, voici d'emblée ce qui est déclaré :


"Si l'adjectif est terminé dans sa première dénomination par quelqu'autre lettre que par un -e muet, alors cette première terminaison est pour le genre masculin."


 


S'il est vrai qu'un adjectif se termine en effet ou par un -e ou par une autre lettre, pour quelle raison la forme sans -e est-elle une "première dénomination" ? Nous passons du domaine de l'axiome à celui de l'affirmation gratuite. Et celui de l'absence de tout esprit de réflexion par rapport à la tradition immuable selon laquelle, en effet, tout grammairien, ancien ou moderne, écrit toujours le masculin en premier. D'ailleurs on remarque bien que chacun et chacune d'entre nous continue à obéir à l'ordre invariable, d'abord masculin, puis féminin : si j'écris "chacune et chacun" la formule ne paraît-elle pas subversive ? On écrit le masculin le premier : eh bien, il est premier. Démonstration inutile.


 


Suivent les manipulations nécessaires pour rendre compte de tout ce qu'il faut savoir pour former ce féminin si compliqué. Il est vrai que "Féminin, ine"


"est un qualificatif qui marque que l'on joint à son substantif une idée accessoire de femelle." (Tome 6 p.468)


 


Peut-être le caractère "accessoire" ne concerne-t-il que le fait qu'il s'agit d'un adjectif et non d'un substantif, mais ce caractère accessoire est oublié dans la définition de l'adjectif "Masculin,ine", dont voici le début :


"Par rapport aux noms on distingue le genre masculin. C'est la première des deux classes où l'on a rangé les noms."


 


Philosophe des Lumières, Du Marsais a marqué son temps. Mais il offre le témoignage de la partialité obstinée à laquelle peut conduire l'identification de la personne masculine avec ce qui la dénomme.


 


On continuera après Du Marsais à batailler avec un féminin qui refuse de se plier à une formation docile. Peu avant la Révolution, voici le "Cours d'études pour l'instruction du Prince de Parme" de l'abbé de Condillac.


"La terminaison masculine dans les noms est celle qu'ils ont eue dans leur formation"


est-il dit page 465 (2e colonne), déclaration sibylline : elle court-circuite les formulations précédentes en posant une "formation" dont rien dans la suite ne précise les conditions. La "première imposition" de Port-Royal, devenue "première dénomination" dans l'Encyclopédie, est maintenant une "formation" dans l'absolu qu'il n'y a pas lieu d'expliquer, qui ne concerne que les "noms masculins". L'étape suivante est de savoir que faire "si nous voulons rendre féminins" les noms en question. Je regrette de devoir caricaturer la pensée de ce grammairien sérieux en résumant l'ensemble : les nombreuses "altérations" que le triste féminin fait subir à l'intégrité masculine conduisent Condillac à lever les bras au ciel pour terminer en disant que "la langue anglaise est en cela plus simple que la nôtre."


 


Condillac est enfermé dans l'idée reçue du féminin dérivé à partir d'un masculin premier. Rendons-lui cependant justice : il évacue la théorie de la noblesse (il est vrai que nous sommes à quelques années de 1789). Voici ce qu'il dit de l'accord avec deux noms de genre différent :


"Cet homme et cette femme sont prudens". Si on dit "prudens" et non pas "prudentes", ce n'est pas comme le pensent les grammairiens, parce que le masculin est le plus noble [...]. Une preuve que la noblesse de genre n'est point une raison, c'est que l'adjectif se met toujours au féminin lorsque, de plusieurs substantifs, celui qui le précède immédiatement est de ce genre. On dit "Il a les pieds et la tête nue", et non pas "nus" : "il parle avec un goût et une noblesse charmante", et non pas "charmans". L'adjectif dégénère-t-il ici de sa noblesse, en prenant le genre féminin ?"


 


Pour rester dans le ton de la polémique, on voit que la victoire annoncée du masculin, proclamée au siècle précédent, demeurait fort incertaine. Ne croyez pas les slogans d'aujourd'hui, elle est toujours incertaine, l'accord est ce qu'en font les gens.


 


Nous arrivons maintenant au XIXe siècle et à des auteurs dont les noms imprègnent toujours nos mémoires. Voici la "Grammaire Nationale" de M. Bescherelle Aîné et MM. Bescherelle Jeune et Litais de Gaux. Titre sonore et noms d'auteurs destinés à un long avenir (nous jetterons un coup d'œil plus loin sur "le" Bescherelle 1984).


 


Ici est étudiée la "formation du féminin dans les substantifs". Observons l'évolution du concept : il n'y a pas à s'occuper de plus ou moins de noblesse, mais pas plus de savoir si le masculin est "premier", ni de s'occuper de sa "formation". Il est, c'est tout : le substantif dénommant les personnes est masculin par nature. La "formation" saute d'un cran, on ne forme plus des noms, masculins pour commencer, on forme des féminins. On a conséquemment " le substantif", masculin, passé dans l'absolu, et "son" féminin.


 


Un gros travail de relevé dans les textes littéraires a été fait par les auteurs qui rejettent la méthode des exemples fabriqués par soi-même. Mais je plains les malheureux élèves confrontés aux multiples catégories de "formation" (p.45-50), chacune accompagnée de sa copieuse liste d'exceptions, laquelle est suivie de contre-exceptions, et illustrée immédiatement d' "exercices phraséologiques" d'application, "de peur que la règle ne s'oublie aussitôt", remarque où transparaît l'inquiétude pédagogique des auteurs pour apprendre à parler au féminin, inquiétude qui rejoint par dessus les siècles les soucis de Palsgrave ou de Condillac. Le travail est repris de même pour les adjectifs.


 


L'intérêt du texte réside pour nous dans la formulation de nombreux féminins attestés alors, qui effarouchent les auteurs de dictionnaires d'aujourd'hui, en particulier dans l'alternance en -eur/-euse : entrepreneur/entrepreneuse, penseur/penseuse...


 


Le masculin triomphe dans le "Grand dictionnaire universel du XIXe siècle" de 1866, de Pierre Larousse – oui, le Larousse père de nos Larousse à nous – dans l'article "Genre", pas seulement avec les noms de personnes :


" En grec, en latin, en français et dans la plupart des autres langues le soleil est du genre masculin et la lune du genre féminin ; le premier de ces astres a, sans doute, été comparé à un mâle à cause de la force de ses rayons, de la vigueur et de l'intensité de la chaleur qui en émane, et le second à une femelle à cause de la faiblesse et de la douceur de sa clarté. "


 


Il me semble avoir lu le même type de discours dans le petit dictionnaire scolaire que nous avons étudié plus haut, et édité dans le dernier quart du XXe siècle, à l'article "Mâle" : "Dont la force, l'énergie, la vigueur rappellent celles d'un homme dans la pleine force du terme." L'imagerie est en place.


 


En effet, l'imaginaire est bien sûr influencé par le genre de la grenouille et du crapaud, faisant du second le mâle de la première, et pourquoi pas de la table la femelle du bureau. Un raisonnement partant de là est un raisonnement primitif, dit mimologique, selon Gérard Genette qui a étudié en 1976 ce mode de pensée pré-scientifique  laissant libre cours à "l'imagination linguistique", dans "Mimologiques – Voyage en Cratylie".


 


La naïveté, sur ce point tout au moins, de Pierre Larousse, qui méconnaissait entre autres le genre du soleil en allemand ou en anglais, est pour nous révélatrice. Examinons les rapprochements analogiques hissés au rang de causes, de principes logiques : c'est "parce que" le masculin est "fort" et le féminin "faible" que celui-ci dépend de celui-là ; la femme et le féminin, c'est l'opposé de l'homme et du masculin, "comme" l'eau est opposée au feu, "comme" la terre est opposée au ciel, etc. Nous sommes à l'intérieur d'une vision préscientifique égocentrique, centrant la réflexion à partir de soi-même, la vision androcentrique. Mais elle a au moins, chez Pierre Larousse, le mérite de ne pas s'avancer masquée.


 


J'ose à peine hasarder ici ma propre comparaison, pourtant il est clair qu'on peut, sans tomber à son tour dans le sophisme, comparer ce type de paralogisme  à la vision précopernicienne du monde où la terre est le centre de l'univers. Laissons les richesses de l'imagination aux poètes pour nous en enchanter et dans notre travail de fourmi (une femelle ?), redonnons leurs dimensions réelles à nos dénominations : équivalentes.


 


Mais à ce propos n'oublions pas, et c'est le but de ce travail, qu'un directeur, un entrepreneur, un ministre, c'est d'abord un homme. L'imagination fonctionne, ainsi que le montre Anne-Marie Houdebine, de manière générale en ce qui concerne  la norme linguistique (on imagine comme correct tel usage plutôt que tel autre), de manière particulière  en ce qui concerne la représentation mentale que réalise dans l'esprit un terme masculin, phénomène mis en évidence par toutes les enquêtes en ce sens dont celle de Marina Yaguello (le capitaine Prieur est un homme pour tout le monde, sauf pour celles et ceux qui se rappellent les incidents du Rainbow Warrior).


 


Revenons à Pierre Larousse : logique  avec lui-même si ce n'est avec la réalité linguistique, il nous rappelle que "le masculin est plus noble que le féminin" et afin que l'information n'échappe pas, la répète tant à l'article "Féminin" qu'à l'article "Masculin". Jusqu'ici on ne formulait pas systématiquement par rapport à quoi le masculin était le plus noble, ici pas d'erreur. Belle santé masculine de Pierre Larousse. Ou bien besoin de clamer très fort une supériorité dont on n'est pas vraiment sûr ?


 


Avant d'entrer dans le XXe siècle, récapitulons d'abord ce que nous avons relevé dans ces quelques grammaires françaises du XVIe au XIXe siècle,  par ordre chronologique :


- le masculin géniteur du féminin (Palsgrave),


- le masculin  plus noble (Vaugelas, Bouhours),


- le masculin  vainqueur (il l'emporte)(Bouhours),


- la théorie de la création des noms  (Port-Royal),


- l'axiome du masculin premier (Du Marsais),


- primauté réaffirmée en tautologie (Condillac),


- "nom", "substantif", "adjectif" conceptuellement masculins, et "leur" féminin (Bescherelle),


- le masculin symbole de force et de vigueur (Larousse).


Mes investigations se sont ouvertes sur la poétique métaphore de l'engendrement : ah! ce masculin mère... et la ferment sur celle de la force rassurante dont il entoure "son" féminin. Rêvons.


 


Mais n'oublions pas que le féminin, dans ce système, n'est pas une donnée mais un processus, capricieux au possible quand il s'agit de sa fabrication, parfois interdite, toujours compliquée : inconséquente, et pour tout dire, lunatique.


 


Que reste-t-il de cette mythologie aujourd'hui ? tout. Notre conception grammaticale du genre est l'héritière des raisonnements anciens, rhabillée scientifiquement. Seule la noblesse masculine n'est plus explicitement revendiquée dans notre France républicaine, mais elle est avantageusement remplacée par d'autres qualités de ce genre masculin qui selon l'Académie n'est même plus du tout un genre. Mais n'anticipons pas.


 


Le discours grammatical français sur le genre est un discours fondamentalement idéologique.