Masculin/féminin : raison garder.


Réponse à Maurice Druon de l'Académie française.






Edwige Khaznadar - Linguiste - France


Jacqueline Lamothe - Linguiste - Québec


Thérèse Moreau - Ecrivaine - Suisse


 




 


Un débat récurrent et rouvert récemment dans les colonnes du Figaro montre que la question de l'utilisation du féminin pour désigner une femme dans son activité professionnelle ou institutionnelle semble toujours inacceptable pour une certaine partie du lectorat. Une première série d'articles du Figaro du 8 décembre 2005 présentait des positions nuancées dont une seule, celle de Pierre Merle, cherchait résolument à railler le féminin. Les "réactions des lecteurs" de ce quotidien penchent "très largement", est-il dit, vers le refus du féminin. La principale réaction a été celle de Maurice Druon, de l'Académie française, publiée le 29 décembre page 26 sous le titre : "Non à une langue défigurée". M. Maurice Druon reprenait le 12 janvier 2006 sur les ondes françaises son argumentation.


 


Le caractère polémique de cette réaction dessert sans doute plus qu'elle ne sert la cause qu'elle entend défendre. Cependant, et l' on sait que le langage structure la pensée, la question de l'emploi du féminin en discours à parité avec le masculin touche en nous des structurations cognitives et des conditionnements sociaux dont il est important de parler. C'est pourquoi, après avoir donné une idée du développement de M. Druon, on verra d'abord, selon son plan d'ailleurs, ce qu'il en est réellement du point de vue grammatical, puis du point de vue institutionnel, avant d'aborder les profondeurs de nos structurations mentales, qu'il illustre joliment dans sa phrase conclusive.


 


L'article qui nous occupe est une diatribe à l'encontre d'auteurs des articles du Figaro du 8 décembre et du "tombereau de sottises" qu'ils ont "déversées", à l'encontre des "dictionnaires-poubelles", Larousse et Robert, enregistrant les féminins, à l'encontre des "zélateurs" de la féminisation , "ces malfaiteurs" "d'une ignorance crasse", à l'encontre des "Huronnes" du Québec partisanes de la féminisation, etc. : le ton choisi est véhément.


 


L'aspect "grammatical "  passe en revue la notion de neutre et la question du mari ou de la femme de l'ambassadeur, met les noms abstraits comme "bonté" au rang des noms communs de personnes et le genre grammatical au rang du genre dit naturel catégorisant le sexe. Ce n'est pas le lieu ici d'un cours de grammaire mais il faut clairement dire qu'en français, le neutre n'existe pas. Il n'existe pas plus en anglais où "the director" est "he" ou "she", jamais "it". Il a existé en latin : "dominus", un homme, "domina", une femme, "templum", un bâtiment : AUCUN neutre latin n'est devenu nom commun masculin de personne en français, celui-ci n'est pas "l'héritier immémorial du neutre latin". Oui, notre apprentissage scolaire nous fait classer le masculin comme "genre non-marqué", et oui, beaucoup d'entre nous ressentons, ou espérons, que la langue française comporte un neutre. Il n'y en a pas. Nous en reparlerons plus bas.


 


Pour l'aspect institutionnel, si important dans l'esprit français, M.Druon déclare que "régir la langue appartient à l'Académie ". Il faut répondre ici sans ambages : que "la langue" obéit à des lois générales semblables aux lois physiques ou biologiques, que l'on ne peut qu'enregistrer. L'observation objective de la langue française montre que le lexique de la dénomination humaine obéit massivement, à 90%, à l'alternance en genre selon le sexe : c'est la caractéristique des langues romanes filles du latin, qui font dans leur vocabulaire place à la femme à égalité avec l'homme. Pour l'esprit français attaché aux normes, rappelons que le "Rapport" de 1998 de la "Commission générale de terminologie et néologie" (accessible sur Internet) déclare :" le vocabulaire […] relève du principe constitutionnel de la liberté d'expression " (p.5), et les attributions de cette Commission, selon le Décret du 3.7.1996, ne sont que l'imposition d'une préférence pour un terme français dans un texte officiel plutôt que son équivalent étranger. Cette Commission a cependant émis l'avis d'exclure le nom commun féminin de personne français des textes institutionnels, avis suivi d'effet. Parmi ses nombreuses motivations inspirées de celles de l'Académie, on observe la récurrence de la motivation suivante, dont voici trois exemples parmi d'autres :


- " Cela garantit la séparation stricte des sphères publique et privée…"(p.32)


- " …un grade, un titre, une fonction sont des mandats publics…"(p.38)


- "La fonction  trace la frontière entre  vie privée et  vie publique." (p.40)


 


Ainsi le nom féminin en France est relégué institutionnellement à la "sphère privée ", parce que le masculin serait "non-marqué", neutre en fait selon d'autres nombreuses formulations. Nous rejoignons ici le traitement du féminin dans les grammaires, présenté comme seul "marqué", et dérivé du masculin, ce qui est faux. Mais ce raisonnement s'inscrit dans le grand système mental inspirant les civilisations et les religions jusqu'à nos jours, étudié en sociologie, en ethnologie, en anthropologie : comme le ciel est, dans cette catégorisation mentale, supérieur à la terre, l'homme est supérieur à la femme, laquelle est l'instrument de sa reproduction. Dans ce système hiérarchique générateur de violences, l'homme se pose en être humain sans considération de son sexe, "neutre". Le masculin nom de l'homme est le "nom", le féminin est le sexe. Il n'est pas obligatoire de continuer à obéir à cette catégorisation mentale primitive inculquée dans l'enfance, et à sa symbolisation par le langage alors que la langue française nous permet de nous en libérer. La réalité des faits conduit aujourd'hui à une expansion rapide du féminin.


Pour tout dire, Monsieur Maurice Druon, après avoir récusé l'emploi du féminin pour les femmes,  s'écrie à la fin de son article, dans un élan qui révèle son sentiment personnel authentique : "Essayons donc de retrouver un peu de virilité, pour voir ! " Ce qui montre le vrai sens du masculin : viril.